Résumé : « La philosophie n’est qu’une simple idée d’une science possible qui n’est donnée nulle part in concreto. [Jusqu’ici on ne peut apprendre aucune philosophie ; car où est-elle, qui la possède et à quoi peut-on la connaître ? On ne peut qu’apprendre à philosopher, c’est-à-dire à exercer le talent de la raison dans l’application de ses principes généraux à certaines tentatives qui se présentent […] » (Critique de la raison pure, Architectonique de la raison pure). « La méthode de l’enseignement de la philosophie est zététique […], c’est-à-dire qu’elle est une méthode de recherche ». (Annonce du programme des leçons de M. E. Kant durant le semestre d’hiver 1765-1766)

Ces phrases connues d’Emmanuel Kant, professeur de philosophie, disent parfaitement la difficulté de transmettre l’histoire de la philosophie en philosophe : c’est-à-dire d’enseigner la philosophie conjointement dans les deux sens du mot discipline, comme héritage (de corpus et de pratiques constituées) et comme acte (impliquant auto-contrainte de la pensée par la méthode, l’exigence de vérité et de critique). A partir de ma propre pratique, à partir de quelques modèles historiques à interroger (l’enseignement scolastique ; Fichte, Humboldt à la fondation de l’université allemande ; l’enseignement des fondateurs de la philosophie analytique), aussi bien que de quelques données sur l’enseignement de la philosophie tel qu’actuellement mis en place dans les institutions françaises ; avec surtout en vue un idéal de l’acte philosophique à discuter en commun, je tenterai de réfléchir les contraintes qui définissent la marge de manœuvre d’une entreprise dont on pourrait donc dire qu’elle s’apparente à la quadrature du cercle. Si enseigner est l’une des tâches impossible (Freud), enseigner la philosophie l’est-il doublement ? Ou bien l’impossible propre à l’enseignement de la philosophie ne fait-il finalement que mettre au jour avec plus d’acuité ce qui rend « impossible » (mais de cet « impossible » qui est en même temps productif des véritables occasions de liberté) tout acte d’enseignement ?

Réfléchir à cet « impossible » par la médiation de l’échange interculturel, comme nous en est ici offerte l’opportunité, se révèle une voie sans doute particulièrement favorable : le transfert d’un contexte d’enseignement à l’autre implique un « détour », produit donc une prise de distance favorable à interroger, dans les pratiques usuelles d’un pays et de l’autre, ce qu’elles ont de « force vive » et de « force d’inertie » … les deux étant d’ailleurs peut-être requises dans une certaine proportion pour que l’enseignement remplisse indissociablement sa double fonction : transmission, et transfert. Dans ma pratique philosophique je suis personnellement sensible à un traitement des concepts et des problèmes philosophiques qui amène à reconstruire et interroger leur sens à partir de leur insertion historique dans un contexte global de pensée : soit une approche « herméneutique » des outils fondamentaux de la philosophie que doit s’approprier l’étudiant, en même temps que la connaissance d’une culture philosophique suffisante à former sa pensée. Il n’y a pas pour moi de pensée « hors contexte » - même si cette conception est risquée face à la proposition idéale de l’existence d’une philosophia perennis. Or si l’histoire est le premier contexte dans lequel cette interrogation herméneutique des concepts et des problèmes se déploie, la culture constitue le second. Ainsi, entrer en contact avec le contexte culturel vietnamien doit m’inciter à demander comment celui-ci, dans son histoire présente, constitue un espace de constitution et de réception particulier de l’entreprise philosophique : comment et en quoi donne-t-il lieu à la valorisation plus marquée de certains problèmes ? Quelles sont les attentes de la communauté philosophique vietnamienne, actuelle et à venir, par rapport aux modèles institutionnels et aux centres d’intérêt de la recherche philosophique d’aujourd’hui ?